Comme vous le savez sans doute, le blackjack, et à fortiori le blackjack en mode tournoi, est un jeu à information parfaite : tout le monde à la table voit ce que tout le monde a misé, puis reçu comme cartes. Même si la rotation du bouton de parole veille à ce que chacun, en tournoi, soit en principe le même nombre de fois premier et dernier de parole, le fait d’être le dernier de parole à l’entame de la dernière main d’un(e manche de) tournoi offre un avantage considérable : en effet, le fait de connaître les décisions des autres joueurs devant parler avant lui (et de connaître le résultat de ces décisions) permet au dernier de parole de réagir en conséquence, et de prendre les décisions qui maximisent ses chances de se qualifier, ou de l’emporter tout court.
C’est ce qui explique l’importance d’être leader au classement après l’avant-dernière main tant pour les chipleaders que pour leurs poursuivants. Si tant est, bien entendu, que vous soyez assis(e) à une table où vos adversaires ont le niveau requis pour être conscient du problème et/ou de la situation. Une fois leader au classement provisoire au début de la dernière main (appelons ce leader BR1 pour « Bankroll number one », « meilleur tapis »), il est en effet beaucoup plus facile de « défendre sa citadelle » : mathématiquement, le simple fait de miser, par exemple, l’écart entre soi et le plus proche poursuivant MOINS un jeton permet déjà de s’assurer de l’emporter dans 56 % des cas. Si, en plus, BR1 peut se payer le luxe de miser la même chose que son poursuivant le plus dangereux, alors les chances de remporter la manche, ou de simplement passer à la manche suivante, augmentent encore davantage, et pas qu’un peu. Si BR1 et BR2 sont payés la même somme par la banque, BR1 gagne, vu qu’il avait plus de jetons au départ. Si BR1 et BR2 sont battus par la banque, alors BR1 perd autant que BR2, mais se retrouve avec quand même plus que BR2. On parle ici d’un avantage pouvant aller jusqu’à 88 % pour BR1 !
C’est ce qui explique aussi en partie les « moves » spectaculaires et désespérés des joueurs n’ayant pas eu l’heur d’arriver BR1 au début de la main finale : tout ce qu’il leur reste comme option, c’est d’essayer d’embrouiller BR1 (bonne chance), ou de le forcer à prendre des risques en jouant résolument CONTRE les probabilités : doubler sur son black-jack, sur 19 etc. « Foutu pour foutu.. »
Or, en main finale de table finale de plus en plus de tournois, et pas seulement pour trancher une égalité (tie-break), il arrive que soit imposée une main à mise secrète. Avec des mises secrètes, tous les joueurs encore en lice connaissent les tapis adverses, mais aucun des joueurs encore en lice ne sait ce que vont miser les autres. À la rigueur, il n’y aurait même plus besoin de respecter l’ordre de parole, chacun étant invité à remettre son petit carton plié en quatre au croupier endéans le temps de réflexion imparti. À ce stade, l’avantage procuré par la position de parole est annulé (à moins qu’un des joueurs ait discerné un tic, ou mouvement, ou expression du visage, trahissant l’un ou l’autre adversaire). Ne restent que les probas pures. Et la psychologie. Et c’est là que la bât blesse pour de nombreux joueurs agressifs habitués à prendre d’assaut le leadership et basta : le jeu devient un jeu à information incomplète, et donc autrement plus difficile. Raison de plus pour les joueurs sérieux de se pencher sur ce format.
Un tel jeu à information incomplète ressemble dès lors très vite (pour les joueurs qui ont compris ce qui se passe et qui n’ont pas fait du simple et bête « pousse-jetons » jusque-là) au poker. Une véritable logique circulaire s’installe, et s’emballe, même si l’on connaît parfaitement les probas de succès en fonction de sa position (ce sont les fameux « desirable spots » dont parle le fameux Stanford Wong dans son ouvrage de référence de 1997). Dans bien des têtes, le raisonnement pourrait être retranscrit comme suit :
– Je suis BR1, et BRx le sait, je vais donc jouer les probas pures et « take the low » en misant petit.
– Mais si je mise petit, trop petit, alors il se trouvera bien quelqu’un pour miser de façon à « take the high », i.e. finir vainqueur à ma place si la banque paye…
– Mais si BRx a un minimum de niveau, alors il va me laisser miser entre les deux, genre le déficit moins un jeton, et n’avoir aucun mal à me « reprendre le low »…
– Mais je pourrais aussi, pour lui, chercher à miser plus ou moins la même chose que lui, le « matchbetter », histoire de m’assurer les fameux 88 % de chances de finir devant lui, sauf « half swing »…
– Et donc, va-t-il chercher à éviter le matchbet, ou à éviter de jouer les probas pures ?
Et ainsi de suite, ad nauseam, ad infinitum.
C’est ici qu’interviennent les fameuses « stratégiges mixtes » de la théorie des jeux. Puisqu’ici, aucun choix stratégique « pur » (high ou low?) ne s’impose, SAUF SI l’ÉCART ENTRE BR1 et BR2 EST SUPÉRIEUR À LA MOITIÉ DU MAXIMUM AUTORISÉ, ET/OU SAUF SI BR1 A BIEN « LU » SES ADVERSAIRES, auquel cas la situation est quasiment réglée pour BR1 s’il n’est pas un noob, un adepte de la théorie des jeux va chercher à obtenir un « équilibre de Nash », une stratégie visant à réduire à la portion congrue les regrets qui pourraient s’ensuivre de son choix de mise. Pour faire court, et pour vous éviter la lecture de plusieurs articles scientifiques, vous devrez choisir, au hasard, si vous miserez petit ou gros selon des proportions qui varient selon que vous êtes « Leader » ou « Chaser ». Voilà qui fait sans doute violence aux esprits qui voient les tournois de Blackjack comme un jeu de maths appliquées où chaque problème n’a qu’une seule solution optimale, auteurs de tous ces « qu’aurais-je dû miser ? » sur les forums US dédiés.
Interrogé à ce sujet, Nephtali D. Sr, mon correspondant « hi roller » américain, qui a de nouveau remporté un tournoi à 100 000 $ de dotation au Hard Rock Casino & Hotel de Biloxi, dans le Mississippi, le 19 octobre dernier, a eu la gentillesse de me répondre ce qui suit : (passages en gras de KungFox)
« All i can say is Strategy prevails once again❗️🔥
I Was leader on final hand of semi and FT and took the low each time by simply holding 1 more than highest opponent and it worked to perfection😃 .
How do I personally handle the secret bet❓️ I believe I may have incorrectly taken the low in a crowd of 6-7 but man❗️ I really cannot justify going ALL IN with the lead on a table full of inexperienced players. . . I believe the book says I should but definitely think taking the low (as I did in the semifinal round) is the best move… I bet 4100 and ended up with about 23700 while 2nd ended up with ~21500…..
I think it’s as simple as doing the same strategy as before! It’s still SUPER important to be leader on last hand so you can maximize edges! So, assume you’re the leader like I was, I took the low even though I believe the right strategy was to go ALL IN but since I read the table and could tell they were a bunch of timid inexperienced players, I knew very few or none would go all in so why would i want to jeopardize my entire LEADER role on the final hand? Instead, I simply treated it like a 2-player game with the edge and held a couple more chips more than the next highest person from me! Since I ended up with ~23,700 and bet 4100, that would mean I started with around 19600 and BR2 had about 15K. I suppose if I wanted to take the high I could’ve made a bet of around 11K but then if BR2 blackjacks then I’m out too so my 11K bet would then look dumb… which means to say, should I *REALLY* have gone all in as BR1 on the secret final bet?! Interesting huh?!
Still though, as I said, I didn’t feel it was necessary since I read my competitors well. Now if I was with a bunch of AGGRESSIVE people (i only recognized one person out of 6) then I would’ve probably went max bet, but I took the safe route and it paid off. So to answer your question, I’d just treat the secret bet as if it WAS NOT a secret bet and then continue to bet how I normally would any other tournament! »
Saint-Cloud, Master ! 😉
Pour celles et ceux qui voudraient en savoir plus : https://www.facebook.com/share/p/12AEvktkTRT/
Quid, me direz-vous, de BR2 ou d’un autre joueur confronté à une main à mise secrète, alors ?
C’est très simple : contactez-moi, si vous n’avez toujours pas trouvé d’idées dans le corps de cet article ! 😉
Merci de votre attention, je vous dis au « play »sir de vous revoir, en ligne ou en live en Belgique !
Tournament vôtre,
KF
PS : En substance, le célèbre philosophe Guy Debord écrivait la même chose dans une lettre de 1990 à propos du poker.