(Ken Smith (au centre), contre le célèbre magicien Penn Jillette lors des World Series of Blackjack 2005)
Article adapté de l’anglais par mes soins, et publié avec l’aimable autorisation de Kenneth R. Smith.
Version originale disponible ICI.
Les erreurs sont inévitables en tournoi de black-jack. Il y a tout simplement trop de facteurs à prendre en compte sur le moment et sous la pression du temps imparti limité pour pouvoir toujours soupeser les différentes options et prendre les meilleures décisions. Par bonheur, la différence entre une bonne décision et une décision géniale est souvent ténue, et il n’est pas rare qu’une fois les cartes distribuées, le subtil avantage que vous procurait la meilleure décision possible disparaisse ou s’avère finalement sans importance. Cela dit, lorsque les circonstances s’y prêtent, même de toutes petites erreurs peuvent avoir des conséquences financières catastrophiques et vous faire passer à côté d’un beau magot. Pour ma part, l’erreur qui m’a le plus coûté de toute ma carrière, je crois que je l’ai commise en 2006, lors des Canadian Masters of Blackjack.
Les Masters of Blackjack étaient une série de tournois qui se tenaient au Niagara Fallsview Casino, situé à Niagara Falls (on s’en doutait), dans l’Ontario, au Canada. Au menu de cette série figuraient plusieurs tournois qualificatifs pour un grand tournoi final, auquel les joueurs pouvaient s’inscrire directement contre un droit d’entrée de 1 500 $ (canadiens). Et c’est ce que j’avais choisi de faire pour mon tout premier trip pour le Niagara. En mars 2006, donc, je pris l’avion pour Buffalo (état de New York), et fit en voiture la demi-heure de route qui me séparait du casino, lequel se trouvait juste après la frontière. Pour avoir déjà discuté avec des participants à l’édition précédente, je savais que le Niagara Fallsview était un bel endroit, mais tout de même : je fus ébahi par la vue sur les chutes du Niagara qu’offrait la grande baie vitrée de ma chambre. La vie d’un joueur sur le circuit des tournois a parfois du bon !
Le tournoi en lui-même était aussi impressionnant que les chutes. Avec 125 000 $ canadiens pour le grand vainqueur et une dotation totale de 256 000 $ CAN, c’était un événement d’envergure. Structuré autour de 168 joueurs, ce tournoi par élimination classique ne comptait que 3 tours. Au premier tour, les deux meilleurs joueurs de chaque table de 7 passaient en demi-finale, où cela se resserrait, puisque seul un joueur sur sept passait en finale. Les semi-finalistes malheureux recevaient une compensation de 1 000 $, tandis que les sept derniers survivants en finale allaient batailler pour le reste de la cagnotte.
Aux deux premiers tours, chaque joueur reçevait pour 2 000 $ de jetons non-negociables, pour des limites de mises de 25 $ minimum et 500 $ maximum. Avec une mise maximale de seulement un quart du tapis de départ, je savais que cet event allait générer pas mal de mises aggressives. Il n’empêche : je décidai d’aborder ces tables avec une stratégie plutôt conservatrice, sans oublier que j’allais devoir l’adapter rapidement si le croupier se mettait à payer beaucoup de monde.
Au premier tour, j’eus quelques frayeurs, mais je réussis quand même à finir parmi les deux premiers de ma table, me qualifiant ainsi pour la demi-finale. Et là, dès les toutes premières mains, ma table de demi-finale a tout de suite tourné à l’horreur. Pour un joueur qui a une approche conservatrice comme moi, il n’y a rien de pire qu’un dealer qui paye tout le monde. Non seulement la plupart des joueurs de ma table faisaient mise max sur mise max, mais en plus, le croupier semblait incapable de se donner une main. Et moi, je m’obstinais à faire de petites mises, restant autour des 2 000 $ de départ, tandis que les tapis adverses grossissaient encore et encore.
À mi-tour, quatre des joueurs de ma table avaient des tapis de plus de 4 000 $. Rien que pour rattraper le quatrième, je devais remporter pas moins de quatre mises max ! Et avec un seul qualifié pour la finale pour cette table, ça ne sentait pas bon pour moi. Lorsque j’eus enfin l’occasion de miser gros face à des mises adverses inférieures au maximum, ce furent cette fois les cartes qui s’y mirent : je perdis deux mises max, me retrouvant dès lors complètement largué. J’étais six mises max derrière pratiquement toute la table. À la main suivante, j’eus un peu plus de veine : je gagnai ma main sur un maxbet doublé, revenant aux 2 000 $ du départ. Quelques mains plus tard, je partageai une paire, et doublai chaque main du split pour un total de quatre maxbets. Le dealer creva, et je doublai mon tapis, qui passait à 4 000$. Je n’étais que cinquième de la table, mais au moins, j’étais enfin de nouveau dans la course !
J’étais à présent en position de revenir à de petites mises, dans l’espoir que les grosses mises perdues par mes adversaires les fissent retomber au classement. Après que le croupier eut récupéré quelques grosses mises, ma situation s’était améliorée. Il ne restait plus que deux mains à jouer, et j’avais réussi à me hisser à la 2ème place, même si le leader avait encore 725 $ d’avance sur moi. La bonne nouvelle, c’était que j’allais miser après le leader aux points à chacune des deux dernières mains.
À part moi, il n’y avait guère qu’un seul autre joueur à ma table à avoir une chance de se qualifier. Le troisième meilleur total annonçait 800 $ de moins que moi. En plus, j’allais miser après les deux joueurs les plus menaçants de ma table, et ce, à chacune des deux dernières mains. J’avais 800 $ d’avance sur BR3 (« bankroll 3 », c’est-à-dire le joueur ayant le troisième meilleur tapis, dans le jargon), mais j’avais 725 $ de retard sur BR1. Avec seulement 500 $ comme mise maximale initiale autorisée, il y avait encore pas mal de boulot pour ces deux mains.
BR3 mise 500 $ à l’avant-dernière main. BR1 mise juste après, et met lui aussi le max.
Et là, c’est à mon tour de parler…
Voyons voir… Si je veux m’assurer de rester devant le troisième même s’il venait à remporter une mise doublée, il faut que je mise au moins 225 $ dans ce cas-ci.
Je continue de réfléchir…
Si je mise au moins 250$, je peux encore passer devant le leader grâce à un « swing » (= je gagne ma main et lui perd la sienne). S’il perd 500 $ et si moi, je gagne 250 $, je récupère 750 $ pour 725 $ d’écart, et ce serait moi le leader à l’entame de la dernière main. Donc, 250 $ est mieux que 225 $. Dois-je pour autant miser encore plus ?
Je re-réfléchis…
Ici, mon principal objectif devrait être de revenir à moins d’une mise max d’écart du leader pour la dernière main. Ouais, d’accord, ce serait super si je pouvais le « swinguer » et prendre la tête du classement, mais qu’est-ce que je peux faire pour, au minimum, revenir à moins de 500 $ de lui pour cette main-ci ?
Je m’aperçois alors que si l’on perd notre mise tous les deux, il y a moyen. Voyons voir comment…
Puisque j’ai 725 $ de retard, si je perds 275 $ et que lui perd ses 500 $, je finirai à exactement une mise max derrière lui, ce qui est la limite que je veux franchir. Tout ce que j’ai à faire pour finir à moins d’une mise max de lui est de corriger cette mise d’un jeton minimum de 25 $, et ce sera bon. Super ! Je décide donc de miser 275 $, plus un jeton de 25$, pour un total de 300 $.
Je mets donc 300 $ dans la zone de mise.
Et là, dès que ma main a lâché les jetons, j’ai vu mon erreur. Vous aussi, vous avez capté ?
Certes, il fallait corriger d’un jeton de 25 $ la mise de 275 $, mais il fallait enlever un jeton, pas en rajouter un ! Dans cette situation, la mise optimale était 250 $, pas 300 $ !
Vous allez me dire : c’est pas grave, tant que nous perdons tous les deux notre main. Et je reprends quand même la tête du classement si je swingue BR1 (= je gagne ma main, il perd la sienne).
Comme vous vous en doutiez, on a tous les deux perdu notre main. Au moins, BR3 aussi a perdu sa mise, de sorte qu’il n’était plus une menace. Et donc, à l’entame de la dernière main, je me retrouvais à exactement 525 $ derrière BR1, c’est-à-dire, à un maxbet d’écart plus un jeton. Et ça, ça fait mal.
À la dernière main, BR1 mise 500$, et là, ce n’est plus la peine de gamberger très longtemps. J’ai plus d’une mise max de retard sur lui. Je mise 500 $ à mon tour et le croupier distribue les cartes. Je ne me rappelle plus exactement des cartes, mais ce dont je me souviens, c’est que j’avais réussi à créer une occasion parfaite pour un swing, au sens où BR1 était resté sur une main inférieure à 17, mais pas moi. Au moment où la croupière commence à composer sa main, il y a plusieurs cartes qui pourraient me faire réussir mon come-back miracle et me faire gagner ma mise tout en faisant perdre BR1. Mais non. À la place, j’ai eu droit à un demi-swing : je fais égalité avec la banque, tandis que BR1 perd sa mise de 500 $. Résultat : il me bat de 25 $ exactement au score final, les fameux 25 $ que j’aurais dû non pas rajouter, mais soustraire pour être sûr de rester à portée de tir. Aïe ! Cette petite erreur me coûte ma place en table finale d’un tournoi à près d’un quart de million de dollars en dotation !
Pour que cette erreur se produise, il fallait que BR1 et moi-même perdions notre main à l’avant-dernier coup, pour ne plus avoir à rattraper qu’une seule mise max au dernier coup. Je suis prêt à parier que si j’avais fait cette erreur dix fois, elle n’aurait porté à conséquence qu’une seule fois sur les dix. Mais il a fallu que ça arrive précisément à ce tournoi…
Et le renard jura, mais un peu tard, que l’on ne le reprendrait plus à faire cette erreur-là…
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Ça c’est con…le jeton tueur…!
Nous ne sommes pas des machines,l’erreur (qui peut coûter cher) est humaine